Le CCFD-Terre Solidaire a invité Patrick N'Gouan, à venir en France pour témoigner de la situation en Côte d'Ivoire et des actions entreprises par les militants associatifs ivoiriens dans cette période de fortes tensions.
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L'actualité africaine de ce mois de mars est dominée par les crises libyennes et Ivoirienne. En Côte d'Ivoire, l'élection présidentielle du 28 novembre 2010 a produit deux résultats contradictoires :
-l'un proclamé par la Commission Electorale Indépendante (CEI) donnant M. Ouattara élu avec 54% des voix et certifié par le Représentant des Nations Unies en Côte d'Ivoire ;
-l'autre proclamé par le Conseil Constitutionnel donnant plutôt M. Gbagbo élu avec 51,4% des voix.
Cette situation inédite a créé un bicéphalisme au sommet de l'Etat Ivoirien qui se traduit par une crise post électorale sur fond de conflit armé entre les camps. Le pays est au bord d'une véritable guerre civile et les conséquences enregistrées sur les plans politique, économique, social et humanitaire sont déjà énormes. Bien plus, la place stratégique de la Côte d'Ivoire en Afrique de l'Ouest risque d'amplifier les conséquences de cette crise dans toute la sous région. Que faire ?
Pur trouver une solution pacifique et définitive à cette crise, la Convention de la Société Civile Ivoirienne (CSCI), la plus grande faitière de la société civile nationale, exprime des préoccupations à partir des trois éléments suivants :
- la crise ivoirienne, un problème d'inadaptation aux exigences de l'évolution du pays ;
- des solutions inadaptées à la sortie de crise ;
- des recommandations pour faire face à la situation actuelle.
I - la crise ivoirienne, un problème d'inadaptation aux exigences de l'évolution du pays.
La crise ivoirienne, comme la plupart des crises africaine, est souvent réduite à des considérations électorales ou identitaires. La solution consisterait alors à organiser des élections pour sortir de la crise.
La CSCI a toujours estimé que cette crise est plus profonde que les questions électorales. Pendant longtemps, la Côte d'Ivoire s'est présentée comme un exemple de réussite économique, sociale et culturelle. Aujourd'hui, tout semble s'effondrer à cause de problèmes d'adaptation du pays aux exigences de son évolution. Quelques tendances lourdes de cette inadaptation sont relevées ci après.
1.1. Essoufflement du système économique.
Le système d'agriculture extensive d'exportation a produit une croissance appauvrissante. Le pays disposait de 15 millions d'hectares de forêt pour 4 millions d'habitants en 1960. Aujourd'hui, le rapport s'est inversé : 3 millions d'hectares de forêts pour 20 millions d'habitants dont plus de 26% d'étrangers (officiellement recensés). La superficie fertile a été divisée par 5 pendant que la population a été multipliée par 5. Les politiques économiques des trente dernières années n'ont pu produire qu'un taux de croissance économique oscillant autour de 1% pour une croissance démographique proche de 3%.
1.2. Approfondissement de la pauvreté et des inégalités sociales.
Le gap persistant de croissance a eu pour conséquence l'approfondissement de la pauvreté. Le nombre de pauvres a été multiplié par 10 en l'espace d'une génération si bien qu'aujourd'hui, plus d'un ivoirien sur deux est pauvre. Enfin, la répartition des revenus est très inégalitaire. La Côte d'Ivoire apparaît aujourd'hui, après l'Afrique du Sud, comme l'un des pays les plus inégalitaires d'Afrique.
1.3. Transition désordonnée du monopartisme au multipartisme et fragilisation des institutions étatiques et sociales.
Le multipartisme est intervenu en Côte d'Ivoire dans des conditions d'impréparation, de cafouillage et de violence. Les acquis politiques du parti unique (construction de la cohésion nationale et de la stabilité politique) n'ont pu être conservés. Une grande partie de l'élite nationale a plutôt conservé certains réflexes regrettables du monopartisme, notamment la pensée unique, la confusion entre les intérêts privés et publics, l'instrumentalisation des institutions politiques, administratives et sociales, le culte de la personnalité, l'impunité et la culture des arrangements à la place du droit.
Enfin, depuis 1990, s'est développée en Côte d'Ivoire la culture de la violence et du désordre. Le multipartisme, étant intervenu dans un contexte de contestation et de répression, sans préparation ni consensus, beaucoup de politiciens, de dirigeants et de leaders d'opinion ont une inclination pour les rapports de force. On gouverne par la violence et on revendique par la violence.
Ces pratiques constituent la principale cause de la fragilisation des institutions étatiques qui a été aggravée par les irruptions de l'armée dans la vie sociopolitique. Bien plus, de l'accord de Linas Marcoussis jusqu'à l'accord politique de Ouagadougou (APO), tous les arrangements politiques ont consacré le déclin de la légalité et du constitutionnalisme.
Quant à la société civile ivoirienne, elle n'apparaît pas encore comme un champ intermédiaire bien structuré. Elle est par moment parcourue par des clivages politiques, religieux et idéologiques. Elle souffre d'une insuffisance d'organisation, de financement, de crédibilité et d'assise sociale. En effet, au-delà de leurs divisions internes, le seul point d'accord tacite entre les partis politiques ivoiriens est leur refus d'admettre l'émergence d'une société civile indépendante et responsable.
1.4. Conception rentière de la politique
Face à l'amenuisement des opportunités économiques, la politique se présente comme la voie royale d'enrichissement facile et rapide. La lutte pour l'accès au pouvoir politique ou pour sa conservation devient une question de vie ou de mort politique et sociale. Tous les moyens sont utilisés dans la lutte politique, notamment le recours à des considérations ethniques, religieuses et régionales. On a même parfois recours à la recherche de soutiens financiers et diplomatiques étrangers voire à la lutte armée.
Finalement, le cas ivoirien ne fait plus exception à une réalité africaine de multipartisme sans véritable démocratie. Ainsi, la guerre, déclenchée le 19 septembre 2002, apparaît comme la conséquence de tendances lourdes de l'évolution sociale caractérisée par des conflits d'intérêts au sein de l'élite politique.
II - Des solutions inadaptées à la crise ivoirienne
Après le déclenchement de la crise du 19 septembre 2002, un groupe d'Ivoiriens composés de représentants de la classe politique, du secteur privé, des syndicats, des confessions religieuses, de la chefferie traditionnelle et des ONG s'est réuni au Ghana pour esquisser des scénarii de possibles. Quatre scénarios ont été envisagés :
- le scénario I est celui de l'approfondissement de la fracture régionale pouvant déboucher sur une fragmentation sociale et spatiale (cas somalien de chaos) ;
- le scénario II est celui de la fuite en avant consistant à différer, par des manœuvres diplomatiques ou des arrangements politiques, la solution réelle et objective à la crise. On a plutôt recours à des solutions cosmétiques qui ne touchent pas au fond du problème. Le risque est que cette méthode peut conduire à l'impasse.
- le scénario III est celui du redressement consistant à organiser des élections, élire un président qui se chargerait par la suite de régler l'ensemble des problèmes de la Côte d'Ivoire ;
- le scénario IV de la renaissance consistant à organiser un dialogue national impliquant l'ensemble des forces vives de la nation pour diagnostiquer les causes profondes de la crise et adopter des résolutions consensuelles. Un gouvernement de Transition mettrait en œuvre ces résolutions pendant une période 18 mois avant d'organiser des élections démocratiques.
Malgré les recommandations très fortes de la société civile ivoirienne en faveur du scénario IV de la renaissance, la classe politique ivoirienne et la communauté internationale ont préféré appliquer le scénario III du redressement. Tous les accords de paix, les moyens militaires, diplomatiques, financiers et logistiques ont été mobilisés pour pouvoir organiser des élections. Malheureusement, ces élections ont été plusieurs fois reportées de 2005 à 2010. La gestion de la crise s'est finalement faite selon le scénario II de la fuite en avant qui, comme prévu, a conduit le pays dans l'impasse.
La raison principale de cet échec est que la gestion de la crise, centrée uniquement sur les intérêts et revendications de trois leaders politiques, n'a jamais été faite de manière démocratique ni transparente. La société civile, en particulier, a été tenue à l'écart en dépit de tous ses efforts pour exprimer les aspirations et préoccupations des populations.
La CSCI a été la seule organisation de la société civile à avoir conduit une mission d'observation de long terme ayant couvert les phases pré électorales, électorales et post électorales de décembre 2008 à janvier 2011. Les principales observations suivantes ont été relevées :
+ Phase préélectorale
- Un cadre juridique ambivalent des élections : coexistence de droit commun (Constitution, code électoral…) et de droit exorbitant (accords de paix, résolutions internationales…) régissant les élections ; d'où des problèmes récurrents d'interprétation et d'application ;
- Une administration électorale atypique : prédominance des intérêts politiques sur les considérations techniques et professionnelles;
- Un enregistrement de candidatures avec des critères différenciés selon qu'il s'agit des signataires des Accords de Marcoussis ou des autres candidats ;
- Une campagne électorale, relativement calme au 1er tour mais émaillée de violences au 2ème tour ;
- Une couverture médiatique (médias publics) déséquilibrée en faveur de trois principaux acteurs politiques, mais surtout du camp présidentiel ;
. un Conseil National de la Communication l'Audiovisuelle (CNCA) favorable au camp présidentiel.
+ Phase électorale
- Présence de la quasi-totalité des délégués des candidats à l'ouverture (98% des BV observés) et à la fermeture (99%).
- nette amélioration du respect des procédures de vote et de dépouillement par les agents électoraux comparativement au premier tour du scrutin ;
. observation de quelques cas d'irrégularités au Nord, au Sud ouest et à l'Ouest ;
. ces irrégularités ne remettent pas fondamentalement en cause la sincérité du scrutin.
+. Environnement postélectoral
- Manque d'impartialité au sein de la Commission Electorale Indépendante et du Conseil Constitutionnel ; ce qui a conduit à la présentation de résultats contradictoire ; d'où un bicéphalisme au sommet de l'Etat;
.Reconnaissance de la victoire de M. Ouattara par la CEDEAO, l'UA, l'UE et l'ONU ;
- Confiscation des médias publics par un camp et création de médias parallèles par l'autre ;
- Disparition du Centre de Commandement Intégré (CCI) et retour au statu quo de deux armées en présence, sur le point de s'affronter ;
- Remise en cause de la Mission de l'ONUCI par un camp ;
. Echec des médiations de la CEDEAO et de l'UA ;
- Radicalisation des positions des deux camps (LMP et RHDP) ;
- Montée de la tension sociale sur l'ensemble du territoire national ;
. Combats intenses dans des localités du pays et contrôle de plus de 2/3 du territoire national par les troupes de M. Ouattara.
. conséquences économiques, sociales et humanitaires tout aussi inestimables qu'insupportables.
III- Recommandations pour faire face à la situation actuelle
3.1. Solutions immédiates
. obtenir un cessez le feu entre les deux camps ;
. demander à l'ONUCI de protéger sans délai les civils dont la sécurité est menacée en permanence ;
.prendre des dispositions humanitaires pour l'approvisionnement de la Côte d'Ivoire en médicaments ;
. faire appliquer la décision du Panel des Chefs d'Etats de l'Union Africaine sur la Côte d'Ivoire.
3.2. Solutions suivantes
Obtenir de M. Ouattara qu'il prenne les engagements ci dessous avant son investiture :
1- Nomination d'un Chef de Gouvernement pouvant faciliter la réconciliation entre les ivoiriens ;
3- Nominations d'un Ministre de la Défense et d'un Chef d'Etat Major capables de faciliter et d'accélérer la réunification des deux armées, le désarmement des ex rebelles et le démantèlement des milices.
4- Désarmement effectif des ex-rebelles et démantèlement des milices avant la fin du premier semestre 2011.
5- Implication de la société civile dans les futures négociations ou actes de consolidation de la paix.
6- Facilitation de la mise en place d'une Commission indépendante "Vérité, Justice et Réconciliation" composée des organisations de la société civile, des confessions religieuses et de la chefferie traditionnelle, acceptée par l'ensemble de la classe politique et qui devra rendre son rapport avant fin décembre 2011.
7- Restructuration de la CEI avec une participation majoritaire de la société civile et du Conseil Constitutionnel avant les prochaines élections (législatives, municipales et régionales).
8- restructuration du Conseil Constitutionnel et des organes de régulation des médias (CNP et CNCA).
3-3- Etablir, avant mi juillet 2011, un calendrier d'application des résolutions des Journées de Consensus National
A l'initiative de la CSCI, se sont tenues en Mai 2009, les Journées de Consensus National sur le thème : contrat social pour la renaissance ivoirienne. Y ont participé les représentants de la classe politique, des confessions religieuses, du secteur privé, des syndicats, de la chefferie traditionnelle et des ONG. Les institutions représentées se sont engagées publiquement, par leur signature, sur les 50 résolutions qui ont adoptées. Ces résolutions devront être érigées en loi cadre.