Paris. Automne 1968
Période de transition...
En mai, on avait fait la révolution. Mais les vacances étaient passées sur les envolées lyriques du printemps. La rentrée s'effectuait dans un train-train étonnant, comme si rien n'avait eu lieu, comme si tout avait été oublié. Le gouvernement se sentait renforcé, la bourgeoisie paraissait rassurée et les ouvriers avaient sagement regagné leurs usines après avoir obtenu des avantages qu'ils n'auraient jamais osé espérer...
Pendant l'été, on avait vu les chars soviétiques dans les rues de Prague mettre fin au printemps de Dubček. Le communisme revenait ainsi à nos mémoires dans tout son impérialisme et sa brutalité et chamboulait pour beaucoup des agitateurs du Quartier latin la vision séductrice romantico-révolutionnaire des partisans du Che ou de Mao.
J'arpentais de nouveau ce qu'il restait des pavés du Boul'Mich...
Les arbres demeuraient vaillants en ce début d'automne, feuilles encore en bataille, mais à leurs pieds les grilles de fonte protectrices avaient disparu.
L'air léger de ce Paris de septembre portait une mélodie étrange qui laissait penser, contre toute attente, que quelque chose d'inattendu se préparait en sous-main. Étaient-ce ces petits changements s'exprimant insidieusement au détour des rues qui en donnaient l'illusion ? Étaient-ce les jupes des femmes qui s'étaient allongées ? Ou la façon dont les gens s'envisageaient qui semblait différente dans les rues du Quartier latin ?
Pourtant, la majorité victorieuse ne semblait pas exploiter son succès. La classe politique restait morose et sceptique à l'image de son vieux chef, perdu dans ses rêves. A l'université, qui préparait sa rentrée après sa remise en ordre, le malaise était beaucoup plus profond qu'il n'y paraissait encore. Même les adversaires de la "révolution" avaient changé, et ce d'une façon d'autant plus pernicieuse qu'ils ne s'en étaient pas rendu compte !
Évidemment, en descendant ce matin la rue de l'École-de-Médecine redevenue si calme, tout me prouvait que la phase de subversion violente était enterrée. Mais il me parvenait par de multiples petits signes que du mois de mai, pulvérisé le 30 par le raz-de-marée des Champs-Élysées, couvaient des braises encore chaudes...